– Entretien avec Marie-Aleth Grard –
Marie-Aleth Grard, vice présidente d’ATD Quart Monde, a accepté de nous accorder quelques minutes afin de répondre à nos questions.
Depuis le 27 mars, elle est membre du conseil scientifique Covid-19.
Ce conseil scientifique a été créé par le Président de la République le 10 mars et installé le lendemain par Olivier Véran, Ministre des Solidarités et de la Santé. Il a pour objectif d’aider le gouvernement à gérer au mieux le crise sanitaire actuelle. Marie-Aleth Grard a été nommée comme personnalité qualifiée par le président du Sénat, Gérard Larcher.
Dans cet entretien, Marie-Aleth Grard parlera de continuité pédagogique, de relations école-famille et de l’après confinement.
Le Laboratoire : Marie-Aleth, quel est votre rôle dans ce conseil scientifique ?
M.A. GRARD : Je suis là pour parler de la vie des personnes les plus défavorisées dans notre pays pendant toute la crise sanitaire. Dès le départ, le conseil scientifique a souhaité prendre en compte la question sociale dans les avis. Ma nomination fait suite à ce souci. Nous émettons des avis qui sont proposés au Président de la République et au gouvernement puis rendus publiques. Cinq avis sont déjà sur le site du Ministère des Solidarités et de la Santé.
Le laboratoire : Ce qui nous intéresse aujourd’hui c’est votre avis sur la continuité pédagogique vis à vis des familles les plus en difficulté.
M.A. GRARD : la réponse quasi unanime des militants ATD Quart Monde au début du confinement a été « j’ai peur de mal faire avec mes enfants. Moi je ne suis pas capable de faire faire les devoirs que demandent les enseignants à mes enfants, j’ai peur de me tromper. J’ai peur de les induire en erreur et de les emmener vers de fausses pistes ».
Ensuite, il y a eu toute la question de ceux qui ont eu ou qui n’ont pas eu de devoirs à faire ! Parce que quand on entend à la radio de manière tout à fait officielle, un enseignant dire « moi il y en a 25% que je n’ai pas entendus », il dit certainement vrai mais c’est quand même très inquiétant. Et c’est bien la réalité.
Le Laboratoire : Oui et 5 à 8% notons que cela représente déjà entre 650 000 et 1 000 000 d’élèves !
M.A. GRARD : Et la réalité c’est encore bien plus que ça. La réalité c’est aussi que chaque famille a fait comme elle pouvait ! Certains n’ont rien fait du tout parce que les conditions sont infernales. D’autres parfois une heure par jour parce qu’un bénévole prend les enfants une heure par jour au téléphone pour faires les devoirs. Donc une heure par jour au téléphone, on voit bien qu’on n’aura pas le temps de faire tout ce que l’enseignant avait imaginé que l’on ferait. Mais cette heure par jour ça permet de rester dans cette idée d’apprentissage, et ça nous semble déjà assez important.
« D’habitude ils ne parlent pas de pédagogie aux parents.
Pour les parents, le langage pédagogique est totalement indéchiffrable. C’est un langage qu’ils n’ont jamais entendu. Pour eux c’est du charabia et je dirais même que c’est le cas pour un grande part d’autres parents qui eux ne le disent pas ! »
Le laboratoire : Dans l’une de vos interventions, vous disiez qu’un principal de collège avait mentionné qu’ils « manquaient d’outils pour dialoguer avec les parents alors qu’ils en avaient avec les enfants? »
M.A. GRARD : Oui ils n’ont pas les outils pour parler aux parents dans ces cas là parce que d’habitude ils ne parlent pas de pédagogie aux parents.
Pour les parents, le langage pédagogique est totalement indéchiffrable. C’est un langage qu’ils n’ont jamais entendu. Pour eux c’est du charabia et je dirais même que c’est le cas pour un grande part d’autres parents qui eux ne le disent pas ! Les consignes pédagogiques ne sont pas toujours comprises par les parents. C’est normal en même temps. Mais c’est évidemment encore plus difficile pour les parents qui ont eu des difficultés avec l’école, qui ont eu un parcours scolaire très haché, très difficile.
Le Labo : Comment parler pédagogie avec des parents qui sont moins familiers de l’univers scolaire ? C’est une question que vous soulevez depuis longtemps à ATD ?
M.A. GRARD : Oui mais avant de parler de pédagogie, je pense qu’il faut déjà se parler ! Et prendre le temps de se connaître, comme je dis souvent, se connaître pour se reconnaître. Les enseignants ne seront pas reconnus par les parents dans leurs questions pédagogiques si les parents, eux ne sont pas reconnus dans leur rôle de parents, premiers éducateurs de leur enfant.
Il faut d’abord passer par cette phase là pour ensuite parler pédagogie. Car bien sur, on peut parler pédagogie aux parents, ils peuvent parfaitement comprendre. Parfois il va falloir adapter le vocabulaire parce que c’est un vocabulaire professionnel, et comme dans toute profession il y a un « jargon » qui fait que l’on n’est pas compris par tout le monde en dehors de la profession.
« Laisser du temps pour tous, y compris pour les enfants d’ailleurs. Les enfants ne vont pas reprendre les apprentissages comme ça en arrivant dans la classe. Ce n’est pas possible. Il va bien falloir prendre le temps et du temps pour parler entre les enfants, y compris ceux qui n’ont pas fait de devoirs à la maison. Parce qu’on ne sera pas là d’abord pour parler forcément des devoirs qui ont été faits mais surtout pour prendre le temps de «reconstruire leur collectivité ensemble et leur collectivité affective »
Le Labo : Est-ce que vous pensez que cette « crise » va changer la manière de faire école au retour dans les classes?
M.A. GRARD : Elle ne changera la donne que si au retour, ils prennent vraiment le temps de se parler : les enseignants ensembles, les enseignants avec les personnels de l’école, du collège… et pas uniquement une demi-journée, mais au moins deux jours. On prend au moins deux jours ensembles avec des formateurs, avec des gens dont c’est la pratique d’animer des temps de parole entre enseignants pour se parler de ce temps de confinement, de se parler de ce que l’on a vécu par rapport à sa pratique professionnelle et se parler de ce que l’on va essayer de mettre en route ensemble. Parce qu’on voit bien que pour ceux qui avaient l’habitude de travailler en équipe, ça n’a pas été un gros problème. Mais pour ceux qui ne travaillaient pas en équipe, ça a été un problème. Et le confinement a pointé les choses encore davantage.
Le Labo : Pour vous le retour à l’école passera d’abord par ça ?
M.A. GRARD : Ha oui c’est indispensable. J’espère que ça va l’être pour le Ministre et les responsables de l’éducation nationale afin que ce soit une évidence pour tous !
Laisser du temps pour tous, y compris pour les enfants d’ailleurs. Les enfants ne vont pas reprendre les apprentissages comme ça en arrivant dans la classe. Ce n’est pas possible. Il va bien falloir prendre le temps et du temps pour parler entre les enfants, y compris ceux qui n’ont pas fait de devoirs à la maison. Parce qu’on ne sera pas là d’abord pour parler forcément des devoirs qui ont été faits mais surtout pour prendre le temps de « reconstruire leur collectivité ensemble et leur collectivité affective ».
Ce temps est totalement indispensable.
Le Labo : Hier nous avons eu une visioconférence avec des enseignants et chefs d’établissement du diocèse de Lyon[1] et deux d’entres eux nous disaient que l’essentiel au retour « sera de mettre le paquet sur le vivre ensemble » et « reconstruire des compétences sociales car l’école ce n’est pas uniquement des compétences scolaires ».
J’ai fait le lien avec ce que vous dites dans l’une de vos interventions récentes en parlant de coopération entre élèves Ce que je trouve intéressant c’est que vous insistez sur la nécessité de permettre aux élèves qui ont peut-être été moins « performants » scolairement durant cette période d’apporter également quelque chose de leur expérience de ce confinement.
M.A. GRARD : Ça c’est essentiel, essentiel. D’ailleurs un recteur me disait que lorsqu’il a communiqué avec les élèves représentants du CVL, il leur a tout de suite demandé d’être attentifs à ceux qui étaient absents, de prendre des nouvelles de ceux dont ils n’ont pas de nouvelles. C’est très important.
Et au moment du retour dans la classe ce sera encore plus important et c’est pour cela qu’il faudra laisser le temps nécessaire aux équipes.
Le Labo : certains pays ont donné du temps au départ pour que la continuité pédagogique se prépare. Nous, nous sommes partis bille en tête.
M.A. GRARD : oui ça aurait été bien. On est parti bille en tête comme si l’école à la maison allait fonctionner dès le premier jour partout !
Ensuite moi j’ai une autre inquiétude qui est celle de l’orientation. Est-ce qu’on ne va pas être tenté de proposer des orientations en fonction de la manière dont les élèves auront suivi durant ce confinement ? Et mettre en place des redoublements systématiques. Ce serait alors pour certains la double peine.
Le Labo : Comment éviter cela ?
M.A. GRARD : Je pense que ça doit être abordé dans les jours qui précèdent la reprise avec les enfants. Pour que les enseignants ne partent pas sur cette idée dès les premiers signes de difficulté de leurs élèves, cette idée que de toutes façons, pour celui là ce n’est pas grave, il redoublera !
Et l’orientation celle que l’on connaît par cœur, à ATD Quart Monde, à savoir celle assez systématique des enfants des familles les plus défavorisées vers les filières spécialisées ou celles relevant davantage du handicap, nous préoccupent également.
Le Labo : Si les notes prises en compte sont celles d’avant le confinement, ça signifie que l’on va prendre des décisions d’orientation à partir de deux trimestres ?
M.A. GRARD : oui c’est vraiment notre préoccupation aujourd’hui. C’est pour ça qu’avec les écoles avec lesquelles nous travaillons dans le cadre de la recherche CIPES[2], nous leur avons proposé de réfléchir à cette question avec les équipes éducatives.
[2] CIPES Choisir l’Inclusion Pour Éviter la Ségrégation