– Entretien avec Christiane Durand –

Réalisé dans le cadre du travail intitulé “Piloter dans l’incertitude et l’Espérance”, nous avons rencontré Mme Durand pour échanger avec elle sur ce que voulait dire piloter en ces temps incertains.

Prises de décision, posture du chef d’établissement, relation aux familles, gestion des enseignants qui ont pris peur durant cette période… autant de points que nous avons abordés avec elle.

Cet entretien est complété par un écrit dans lequel elle propose quelques balises pour les chefs d’établissement. Il est téléchargeable en fin de d’entretien.

Le laboratoire : En cette période très singulière que nous traversons les chefs d’établissements ont dû faire face à un grand nombre d’incertitude et malgré tout prendre des décisions. Cela me fait penser à un texte de Simone Weil datant de 1949, dans lequel elle développe l’idée que la sécurité et la prise de risque sont deux besoins essentiels de l’âme. Comment cette ambivalence peut venir nous interpeller en tant que responsable ?

Christiane Durand : L’incertitude fait partie de la vie et en même temps quand je suis responsable, je dois aider les gens à accepter cela mais aussi les aider à trouver des éléments de sécurité.

Un être humain ne peu pas essayer de tenter des choses s’il ne se sent pas en sécurité. La mise en sécurité est une des missions du chef d’établissement, c’est évident !

 

Et comment cela peut-il se décliner chez le chef d’établissement ?

C’est déjà dans la façon de parler aux gens. Je dirais langage de vérité et humilité. Il faut pouvoir dire dans un même propos ce que nous savons, ce sur quoi nous pouvons nous appuyer à partir de notre histoire et de notre expérience et ce que nous ne savons pas.

Je ne parlerais pas de transparence dans le fait de donner toutes les informations mais d’une espèce d’authenticité dans le discours. C’est fondamental mais c’est difficile. Par exemple, nous pourrions dire en tant que responsable :

« J’ai fait des choix qui sont contestables, qui sont forcément provisoires mais je les ai faits avec les éléments dont je disposais. Pour cela, j’ai essayé de prendre en compte des éléments qui peuvent paraître contradictoires mais qui sont à prendre en compte en même temps. Nous en reparlerons. Ce n’est pas gravé dans le marbre, on essaye. » 

Et je crois qu’il faut qu’il explicite pourquoi, à un moment donné, il a fait ces choix. Je vais prendre un exemple :  C’est ce qui s’est passé avec le fait de fermer les parcs et jardins. Il n’a pas été dit pourquoi ou du moins pas assez. Mais si on avait explicité clairement les raisons de cette décision, il n’y aurait pas eu cette espèce de soupçon permanent qu’on ne nous dit pas tout. Même s’il y aurait toujours eu des personnes qui n’auraient pas été d’accord. On doit donc dire les choses pour qu’on ne puisse  pas nous rétorquer « Ah mais oui, il nous dit ça mais c‘est pour une autre raison »

 

“Expliciter, ce n’est pas forcément tout dire mais c‘est argumenter pourquoi à un moment donné on a fait tel choix. Et après écouter ceux qui ne sont pas d’accord…. Les lieux de vrais débats existent très très peu. On est dans des polémiques idéologiques et très figées alors qu’il faudrait accepter le débat contradictoire. C’est la relation, le débat contradictoire!”

Expliciter cela signifie-t-il qu’il faille tout dire ?

Non, expliciter, ce n’est pas forcément tout dire mais c‘est argumenter pourquoi à un moment donné on a fait tel choix. Et ensuite, il faut écouter ceux qui ne sont pas d’accord. Mais au moins ils auront eu les éléments et ils ne pourront pas dire, « il nous dit ça mais c’est pour une autre raison.»

Regardez comment les enseignants sont en permanence dans le soupçon dès qu’il y a une réforme. On entend alors « mais en fait, c’est parce qu’ils vont supprimer ma matière, nous retirer des heures dans un an ou deux ans ou des postes ». Il y a le soupçon du fait qu’on ne nous donne pas les vraies raisons.

Donc il me semble que le chef d’établissement peut, pour le coup être transparent et donner les vraies raisons. Elles sont forcément contestables, dans le sens où tout le monde ne pourra pas être d’accord mais au moins il donne les vraies raisons pour lesquelles il a fait les choix qu’il a fait.

 Donc le chef d’établissement assume le fait que ses prises de décisions seront contestables par certains ?

Bien sûr ! Il doit non seulement l’accepter mais en même temps inventer des temps et des lieux où cela peut se dire. En général ceux qui ne sont pas d’accord, c’est soit qu’ils sont dans le soupçon du fait qu’on ne nous dit pas tout soit qu’ils ont peur de perdre. Et quand ils sont sur les choses qu’on pourrait perdre, ils sont en général sur les bonnes questions. Pas forcément avec les bonnes réponses mais ça il faut l’entendre. C’est ce qu’on appelle les résistants (au plan sociologique). On ne les écoute pas assez. Or, quelque fois, ils pointent les bonnes questions. Changer des pratiques ça peut aussi aider à prendre en compte des choses qu’on ne veut pas perdre.

 

Donc expliciter s’accompagne d’un temps d’échange ?

Il me semble. Parce que si on ne le fait pas ce ne sera pas des débats mais des polémiques dans les couloirs. Les lieux institutionnalisés (concertations, AG…) sont donc très importants. Il faut accepter qu’on ne soit pas d’accord, même si ce n’est pas très facile pour les français, car c’est très important !!

Et pour cela, le chef d’établissement a un rôle extrêmement important. Il faudrait au fond revaloriser, développer ce que j’appelle le débat contradictoire et pas la polémique. Les lieux de vrais débats existent très peu. Nous sommes dans des polémiques idéologiques et très figées alors qu’il faudrait accepter le débat contradictoire. Le débat contradictoire c’est la relation. C’est normal qu’il y ait du débat contradictoire et les chefs d’établissements ne sont pas forcément assez aidés pour cela à mon avis. Ce sont des choses à leur apprendre.

 

Sans débat contradictoire, il n’y a donc pas de relation pour vous ?

Non parce que les gens se figent encore un peu plus , font des cabales, colportent des rumeurs en dehors des réunions ou des lieux institutionnels. Ce qui est catastrophique pour la santé d’un établissement. Dans un débat contradictoire, le chef d’établissement, pointe les accords, les désaccords, et il dit qu’il les garde pour réfléchir, qu’il a entendu que ça n’empêche pas le choix qu’il a fait mais qu’il a entendu les peurs, les résistances, les désaccords et qu’il les garde en tant qu’éléments d’analyse. Cela demande du courage et cela implique également qu’il ne soit pas tout seul. Ce qui est pointé dans les carnets de bord d’ailleurs. Il faut que lui aussi dispose de lieux où il puisse avec d’autres collègues qui exercent la même fonction avoir des temps d’analyse de pratique ou appelons-les comme on veut. Les chefs d’établissements n’ont pas assez de groupes de parole. Il faut de la présence humaine de proximité.

 

“Premièrement je pense que quelqu’un qui a peur ne doit surtout pas être jugé. Une peur elle doit s’entendre… deuxième élément, je permettrais à ceux qui sont allés en classe, surtout pas de juger les autres mais de dire ce qu’ils ont vécu…

Je peux m’interroger moi-même par rapport à mes peurs mais je n’ai pas le droit de porter un jugement sur les peurs du voisin. Ça c’est capital. Or, on n’arrête pas. Il aurait dû faire ci il aurait dû faire ça… il aurait dû être comme moi au fond !”

 

Au cours de ce temps de confinement, des enseignants ont eu peur. Certains n’ont pas souhaité prendre en charge les enfants de soignants ou d’autres se sont mis en arrêt à la reprise. Mais comment continuent-on à faire équipe après tout cela ? Quelles postures peuvent adopter les chefs d’établissement et les collègues ?

Ce n’est pas simple. Premièrement je pense que quelqu’un qui a peur ne doit surtout pas être jugé. Une peur doit s’entendre. Et puis je pense aussi qu’il faut accepter qu’à un moment donné de la vie des uns et des autres, nous ne sommes pas à égalité.

Le rapport à la peur n’est pas le même pour tous et nous n’avons pas à en connaître les raisons. C’est de l’ordre de l’intime. C’est pourquoi, le chef d’établissement doit pouvoir dire à ses enseignants : « Chacun a des raisons qu’on n’a pas forcément à connaître les uns les autres d’avoir à un moment donné pris les décisions qui étaient les moins mauvaises pour lui. Et c’est à respecter. »

Ensuite, je permettrais à ceux qui sont allés en classe, de dire ce qu’ils ont vécu sans jamais juger les autres. Il me semble qu’on fait plus bouger les gens qui ont peur, par l’expérience de personnes qui sont comme eux, plutôt que de leur faire un discours moralisateur. Il faut donc écouter ceux qui ont fait, pour se donner l’occasion de voir autrement la situation. Cela ne veut pas dire qu’il n’y avait pas de problème mais ceux qui l’ont vécu montrent que ce n’est pas la catastrophe et que des choses sont possibles.

Il faut donc avoir un discours extrêmement respectueux des peurs et de la vie personnelle et intime des uns et des autres. Les personnes qui ne sont pas venues c’était peut-être parce qu’ils avaient un parent âgé chez eux qu’ils avaient peur de contaminer et peu importe au fond. Il peut y avoir plein de raison que je n’ai ni à juger ni à connaître.

Je peux m’interroger moi-même par rapport à mes peurs mais je n’ai pas le droit de porter un jugement sur les peurs du voisin. Ça c’est capital ! Or, ce mouvement de pensée est incessant. « Il aurait dû faire ci, il aurait dû faire ça… ». Il aurait dû être comme moi au fond !

 Cela permet de redire que dans une équipe, il est normal qu’on ne réagisse pas tous de la même façon. Mais par contre je propose qu’on puisse laisser la parole aux autres, pour qu’ils racontent (sans donner de leçons) ce qu’ils ont vécu.

Il faut faire parler les gens de leurs expériences pour sortir des idées générales. Didier Piveteau disait : « Si vous voulez que les gens s’opposent, faites-les parler d’idées générales, si vous voulez qu’ils s’écoutent faites leur raconter leur expérience. »

Pour moi, c’est un pilier. C’est fondamental !

Le chef d’établissement qui anime une réunion avec tout le monde, doit être obsédé par cela. Dès que quelqu’un passe au général, il doit dire « Attendez dîtes-nous comment vous avez vécu les choses ». C’est une manière d’animer. Plus on est dans les idées générales (donc pas loin de l’idéologie) moins on s’écoute.

Si quelqu’un vous dit moi j’ai vécu cela, vous pouvez lui dire moi j’ai vécu autre chose mais vous ne pouvez pas lui dire que ce qu’il a vécu est faux.

“…la continuité éducative elle est commune à des places différentes entre parents et enseignants et la continuité pédagogique ne peut pas à mon avis avoir lieu avec des parents. Par contre, il y a des parents qui leur ont proposé des choses formidables, leur ont fait apprendre pleins de choses extra-scolaires.”

Continuité éducative, continuité pédagogique. Qu’auriez-vous à nous dire à ce sujet ?

Je pense qu’il faut déjà se dire que beaucoup de parents se sont rendus compte qu’enseigner était un métier. Et cette période nous rappelle qu’on ne peut pas prendre la place les uns des autres. Les professeurs ne sont pas des parents, les parents ne sont pas des enseignants. Je n’ai peut-être pas assez vu ce qui se passait sur les plateformes mais il me semble que les parents n’avaient pas à prendre la place des professeurs pour être des répétiteurs.

A côté de cela, il y a des parents qui ont fait découvrir plein de nouvelles choses à leurs enfants et cela est dit dans les carnets de bord. Mais ce sont d’autres types d’apprentissages non scolaires. La continuité éducative elle est commune à des places différentes entre parents et enseignants mais la continuité pédagogique ne peut pas, à mon avis, s’exercer avec des parents.

 Le rôle du parent est plus dans l’extra-scolaire, dans l’expérience ?

Oui, et dans le fait de les rassurer, de leur dire qu’il ne faut pas qu’ils aient peur, que de toute façon ils y arriveront. C’est aussi dit dans les carnets, que les adultes évitent de projeter leurs peurs de l’avenir. Je me souviens d’une amie qui me racontait que son enfant en CM2, au tout début du confinement, quand on disait que pour se protéger il fallait rester à la maison, il est arrivé en lui disant « Je vais sauver la France ». Et ça c’est génial. Il a compris que lui allait pouvoir faire quelque chose pour les autres.

Concernant les relations école-famille il y aurait à faire un dîner débat, ou toute autre chose de convivial qui permettraient aux parents et aux enseignants de partager sur la manière dont ils ont vécu cette situation dans laquelle leurs places n’étaient plus très claires.

Mais ce qui m’interpelle beaucoup ce sont les inégalités culturelles entre les familles. Je ne parle même pas des inégalités financières, économiques mais on a vu des mères de famille (ce sont plus elles qu’on a entendu) qui se sentaient humiliées parce qu’elles ne comprenaient pas les consignes. C’est une vraie question !

 Et alors comment on peut reprendre cela ?

Ce n’est pas facile. Il faut dire aux parents qu’ils sont là pour accompagner leurs enfants mais que c’est normal qu’ils ne soient pas professeurs. Il ne faut pas qu’ils en soient humiliés. C’est normal. Je l’ai souvent dit, j’ai beau avoir des diplômes, je serais incapable d’enseigner les maths en CM2. Il faudrait arriver à dire que c’est normal qu’ils ne sachent pas mais qu’eux ils ont d’autres choses à leur transmettre.

 C’est donc la place de chacun qu’il faut définir ou expliciter.

Oui, complètement. Je suis persuadée (la littérature le prouve) que dans les familles modestes il y a des choses formidables qui se transmettent et c’est très important. Mais cela demande de se rencontrer et de s’écouter.

 Depuis le début de notre entretien vous insistez sur l’importance des lieux et temps de parole.

Oui tout à fait. Les enseignants ont eu de nombreux retours positifs de reconnaissance. J’espère que cela va les conforter un peu pour qu’ils puissent écouter les parents sans qu’ils les perçoivent comme des adversaires.

“…Qu’est-ce qui ne va pas en fait dans l’organisation du temps, de l’espace, de la conception des matières et tout ce qu’on veut… C’est la rigidité incroyable…il faudrait capitaliser tout ce qui s’est passé autour des capacités d’adaptation dont les profs ont su faire preuve en cette période. Pour capitaliser, formaliser et transmettre à d’autres. Parce que cela a été possible et ça va continuer à l’être.”

On a fait durant ce confinement l’expérience d’une école hors les murs et hors le temps. Et c’était des convictions fortes des Assises que vous avez accompagnées. Qu’auriez-vous à dire à ce sujet ?

En période d’urgence, on accepte que les choses ne soient pas parfaites et quelque part, on est moins dans la rigidité. Qu’est-ce qui ne va pas en fait dans l’organisation du temps, de l’espace, de la conception des matières ? … C’est la rigidité incroyable. Or, quand nous avions les enfants des soignants ou 15 élèves par classe, le rapport au temps se rapprochait des objectifs pédagogiques et éducatifs. Nous n’avions pas un emploi du temps rigide qui était affiché à l’entrée de la classe. Il y a eu une espèce de fluidité et d’acceptation du fait que la rigidité ne doit plus être le principe organisateur de l’école. Mais nous avançons peu par rapport à cela.

Il y a quelques années, on avait fait l’expérience pédagogique du temps mobile. Approche oubliée ! On se mettait à trois avec trois classes en parallèle et on prenait 60 élèves en même temps pendant que les autres n’en prenaient que 10. On était dans une mobilité  très souple par rapport au temps. 

 C’est pourquoi, il faudrait capitaliser tout ce qui s’est passé autour des capacités d’adaptation dont les profs ont su faire preuve en cette période. Pour capitaliser, formaliser et transmettre à d’autres.

Parce que cela a été possible et ça va continuer à l’être. Le temps mobile, l’espace mobile c’est très important. Il faudrait entendre des élèves qui n’ont pas retrouvé leurs classes, leurs maîtresses. Comment ont-ils vécu cela ?

Nous avons des schémas de pensée : une classe, un prof, un emploi du temps et des matières mais c’est bien plus compliqué que cela. Ça ne va plus du tout avec le monde d’aujourd’hui. Edgar Morin se bat contre cela depuis 30 ans.

 Entre un groupe de référence de base qui doit absolument continuer et en même temps beaucoup de souplesse dans les groupes de besoin c’est très important cela. Les élèves ont besoin de travailler entre eux. Il faut aussi  repenser les temps de parole de l’enseignant et les temps de parole des élèves.