– Entretien avec le frère André-Pierre Gauthier-

Réalisé dans le cadre du travail intitulé “Piloter dans l’incertitude et l’Espérance”, nous avons rencontré le frère André-Pierre Gauthier pour échanger avec lui sur ce que voulait dire piloter dans l’Espérance.

Pour décourvir ce travail dans sa totalité, nous vous invitons à consulter notre web doc. 

Selon vous que voudrait dire « piloter dans l’espérance » ?

 Parce que nous traversons des temps incertains, espérer est nécessaire. Durant ce temps de confinement, nous sommes nombreux à être allés puiser profond pour garder le cap, et ne pas se décourager. Moi aussi, à certains moments, j’ai ressenti du découragement et j’ai dû puiser profond en moi et en l’autre.

 Puiser profond ça veut dire quoi ?

 Le mot « espérance » en latin est proche de « respirer » : « respirare et sperare ». Puiser profond, c’est aller là où notre corps et notre cœur respirent, c’est se demander si ce que nous faisons fait sens. Et ça, c’est quand même la première respiration dans nos métiers : se dire quel est le sens de ce que nous faisons.  Ce sens, nous avons parfois à le (re)trouver. Dans nos établissements, nous sommes contraints par diverses difficultés, exigences et injonctions, et subrepticement, nous risquons de perdre un peu le sens de ce que nous faisons. On s’est un peu résignés à être soumis à ces contraintes, sans qu’il n’y ait plus d’espace de respiration.

 Et la période que l’on vient de vivre doit nous aider à identifier cette soumission ?

Cette période ne nous a pas laissé beaucoup le choix. A certains moments, on a été presque naturellement dans la confiance et l’espérance. Beaucoup ne se sont pas résignés. Si nous relisons cette période avec les yeux de la foi, nous repèrerons ce sens qui redonne vie et saveur à notre agir.

“On a besoin de dire aux chefs d’établissement, et leur redire, combien nous comprenons la complexité de leur charge. C’est la première chose, même si en retour eux aussi ont à dire aux enseignants et aux adultes, qu’ils comprennent leur propre complexité.”

Durant cette période, et même maintenant, les chefs d’établissement ont du être contenant pour leurs équipes qui ont pu se sentir frustrées ou résignées. Comment  pourrait-on, d’après vous, décliner la posture d’un chef d’établissement qui pourrait être dans l’espérance ?

 D’abord, dire aux chefs d’établissement combien nous comprenons la complexité de leur charge. Lorsque l’on est dans une phase de possible résignation, c’est la relation la plus quotidienne, dans la durée, qui permet de remettre les personnes en confiance et de les reposer dans l’espérance. Nous avons tous une énorme responsabilité quant aux mots que nous allons dire ou non, aux gestes que nous allons poser ou non, et qui vont permettre aux personnes bouleversées, traversées par l’incertitude de se sentir à leur place, malgré les difficultés, les insuffisances, les contraintes. C’est dans ce moment de déstabilisation que nous avons besoin d’avoir les uns envers les autres, une extrême délicatesse dans les propos et les gestes. La distanciation sociale nous a obligés à avoir de la délicatesse dans les gestes. Le déconfinement nous invite à en avoir dans les paroles et les regards. Si c’est pour continuer de faire comme avant, de taper sur les copains et de dénigrer ce qui vient d’ailleurs que de soi, nous serons enfermés dans l’ancien monde. Il nous faut abandonner ce genre de posture qui pouvait marcher quand on croyait que l’on était invulnérable et qui ne fonctionne plus quand tout le monde a senti sa vulnérabilité.

“Je crois qu’on mettra de l’espérance à la condition que nous changions la hiérarchie. La hiérarchie, ce n’est pas dévaloriser l’un par rapport à l’autre mais c’est hiérarchiser au sens étymologique du terme, les choses qui sont plus sacrées que d’autres. Sans doute que la relation, la rencontre et le partage d’un sens, c’est quand même un petit plus sacré dans nos établissements que la notation et l’évaluation quotidienne.”

Pour vous un nouveau monde s’ouvre à nous ?

 Oui, certainement ! Mais aucune obligation de le découvrir ! On peut faire marche arrière. Et beaucoup le feront, redoutant ce que sa découverte entraînera comme fatigues. Mais on aura au moins entrevu qu’il y a des urgences relatives, comme celle de finir un programme. Non que ce n’est pas important, mais c’est une affaire de hiérarchie. Mettre de l’espérance suppose de changer la hiérarchie. Hiérarchiser, ce n’est pas dévaloriser l’un par rapport à l’autre mais, au sens étymologique, poser en premier ce qui est plus sacré que le reste. Et la relation, la rencontre et le partage du sens sont un petit peu plus sacrés dans nos établissements que la notation et l’évaluation quotidiennes.

 Pour reprendre une de vos expressions, il y a ce qui est premier et ce qui est second, et ce qui est second n’est pas secondaire !

Quand je rentre en classe, ce qui est second et non secondaire, c’est de transmettre des savoirs et des compétences aux jeunes. Ce n’est pas secondaire, mais second au regard de tout ce qui peut se passer d’humanisant durant cette heure de classe. Et si ce n’est pas ce jour-là, ce sera demain ou après-demain. Je crois qu’il en va de même pour des équipes d’animation et de direction. Ce qui est important c’est d’organiser l’école qui tourne. Notre tradition y insiste : « Que l’école aille bien ! ». Ce travail au service des jeunes ne nous autorise pas à être des « amateurs ». Mais notre « professionnalisme » est second parce que ce qui est premier dans une école n’est pas de l’ordre du professionnalisme. Le jour ou le professionnalisme sera premier et exclusif il n’y aura plus d’école catholique et peut-être plus besoin d’école, au sens où nous la vivons actuellement.

 Le risque que l’on prend avec le titre « piloter dans l’incertitude et l’espérance » c’est peut-être de faire croire que l’espérance repose sur un pilote ou sur une personne. Et je me demande si l’espérance ne se cultiverait pas à plusieurs ?

C’est très juste. Quand on s’interroge sur l’école catholique, sa spécificité, une réponse s’impose : c’est une communauté qui prend le temps de se redire quelle espérance la fait vivre. Pas une communauté attelée exclusivement à gérer les questions quotidiennes (encore une fois qui sont importantes). Si elle ne prenait jamais le temps de la distance pour se redire le sens de notre présence commune, l’espérance qui nous fait vivre, alors le projet de l‘école catholique serait fragilisé.

Est-ce qu’il y a des ressources sur lesquelles nous pourrions nous appuyer pour pouvoir faire perdurer cette espérance, ou la faire vivre ?

Les ressources, ce sont d’abord les personnes. Beaucoup, et des jeunes aussi, ont réagi de façon admirable, en déployant des possibles inattendus. Premier signe d’espérance. Chacun est vraiment un petit peu plus grand que ce qu’il donne à voir. Pour nourrir cette espérance, car il faut la nourrir, nous avons le trésor de l’Évangile. Mais ce trésor, nous en limitons l’usage aux célébrations et temps de prière. Or il devrait être là en conseil de classe, en conseil de direction, en réunion de début et de fin d’année et à bien d’autres moments. Essayons d’en faire une nourriture plus régulière dans nos communautés éducatives.

 Et alors l’évangile dans nos conseils de classe et nos réunions d’équipe, vous le définiriez comment ? Comment cela  prend-il forme ?

Les congréganistes ont des fondateurs et fondatrices comme médiateurs entre l’Évangile, entre Jésus Christ et l’acte éducatif. C’est plus facile d’entendre parler un Jean-Baptiste de la Salle et une Angèle Merici, pour se faire comprendre de tous que de dire : « Jésus a dit » ! J’en suis conscient. On ne va pas gâcher son plaisir quand on a de la chance d’avoir des hommes et des femmes qui ont traduit l’Évangile en langage d’éducation.

Une dernière question autour de la bible : dans cette période que l’on vient de vivre,  pensez-vous à un passage de la bible qui pourrait être éclairant, en tous cas qui pourrait aider les chefs d’établissement et les équipes à réfléchir ?

L’un de mes passages favoris, c’est Luc 9, le récit de la multiplication des pains : « Donnez-leur vous-même à manger », dit Jésus aux apôtres. C’est un gamin qui est au centre du jeu, un gosse qui a ouvert ses poches et son cœur. Et Jésus met les gens en route, dans la confiance. Je crois qu’en ce temps d’incertitude et d’espérance, et parce qu’on ne peut pas s’en sortir tout seul, parce qu’il n’y a pas ceux qui savent et ceux qui ne savent pas, on doit davantage demander à chacun quels sont les pains et les poissons qu’il a à partager. Nous avons un travail de ressources humaines au sens évangélique du terme : tel que tu es, quelle que soit notre histoire commune, qu’est ce que tu peux apporter à cette « école nouvelle » que l’on essaie de construire ?

Je me permets une dernière question. On dit parfois qu’il faut garder espoir et on parle d’espérance, faites-vous une différence entre les deux ?

L’espérance, c’est celle dont Péguy parle : la petite fille Espérance. Ce n’est pas « l’épouse fidèle » qu’est la Foi, ni la « mère ardente » qu’est la Charité. C’est la petite fille « de rien du tout », elle qui « traversera les mondes révolus », elle qui « entraîne tout », car elle « voit ce qui sera » (Le porche du Mystère de la deuxième vertu, 1912). J’aime cette petite fille Espérance parce qu’elle ne paye pas de mine. C’est au moment où on ne sait plus où l’on en est qu’il y a comme un rire et une tendresse d’enfant qui surgissent. Et qui invitent au « pourquoi pas », au « et si on repartait quand même », « et si ça allait marcher » ?

Sans cette naïveté, on peut devenir des gens durs, d’abord avec les autres et peut-être avec soi-même et ça, c’est désespérant. On a parlé de l’espérance mais prenons garde à la désespérance. Il faut choisir entre ces postures. Vaut-il mieux que ce soit l’Espérance qui nous colle à la peau ou la désespérance ? On a vite fait de mettre la désespérance en vêtement de sortie, quand, dit-on, on sait ce que l’autre vaut ou ne vaut pas, quand on pense que rien de ce qui est proposé ne marchera jamais. Mais le plus désespérant est d’avoir raté le coche, d’avoir dit non quand il fallait dire oui ou le contraire. Il n’y a peut-être pas trop le choix en ce moment. Il n’y a peut-être pas de moyen terme finalement dans cette période d’incertitude. Parions sur l’Espérance !